Traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu
Nous publions ci-dessous un texte d’Ana Blandiana inédit en français, traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitiu, à laquelle nous devons également la traduction du recueil Ma Patrie A4 (Patria Mea A4).
On trouvera la version originale de ce texte en préface du recueil Povestiri fantastice (Histoires fantastiques) paru chez Humanitas (Bucarest) en 2016, recueil qui regroupe toutes les nouvelles d’Ana Blandiana : Les Saisons (1977) et Projets de passé (1982). Les Saisons a paru en français, dans une traduction de Muriel Jollis-Dimitiu, aux éditions du Visage vert.
J’ai commencé à écrire de la prose après mes trente ans et après avoir publié cinq ou six volumes de poèmes, à un moment où j’ai senti que je devais mettre, entre la réalité et la poésie, davantage que les réflexions que je publiais de façon hebdomadaire dans les revues littéraires. Plus précisément, j’ai senti que, si je n’essayais pas de décrire tout ce que je voyais, tout ce que je vivais, tout ce que je comprenais (ce que je ne pouvais faire qu’en prose), la réalité qui m’entourait allait entrer dans mes poèmes sans me demander mon avis, avec ses détails sordides, ses événements douteux, ses personnages hypocrites et ses significations brouillonnes. Et il m’était facile d’imaginer comment mes poèmes finiraient par sombrer, semblables à des vaisseaux de papier qu’on aurait chargés de minerai de fer.
J’avais cette obligation tout autant envers la poésie qu’envers la réalité, car, de façon évidente, la réalité devait être exorcisée par écrit, et, si je ne me décidais pas à utiliser les moyens d’expression de la prose, il ne me restait plus qu’à assister au sacrifice de la poésie, contrainte à chasser les démons, transformée en ange exterminateur. D’ailleurs, j’ai toujours eu la conviction que, malgré son immatérialité, la poésie peut n’importe quand devenir une arme redoutable, mais jamais un bon outil de nettoyage. Or, j’avais besoin de me purifier de tous les résidus que l’histoire et la vie ne cessaient de déposer en moi, j’avais besoin de m’en décharger chaque soir sur une page, pour pouvoir en déposer d’autres le lendemain, sans risquer de m’étouffer dans cette vase contagieuse. C’était une façon de répéter – comme pendant le mystère du baptême – « Je me délivre de Satan », suggérant à la réalité de s’en délivrer à son tour. Et, même si cette suggestion ne fut presque jamais suivie, ses traces sur le papier sont non seulement le symbole de cette tentative d’exorcisme, mais aussi la preuve que la réalité refusait de se laisser exorciser. Le mal que l’on décrit perd son pouvoir de manipulation, et les ombres fantastiques que sa silhouette projette sous la lumière du mot le démasquent et lui donnent un sens.
Car « le fantastique ne s’oppose pas au réel, il n’en est que la représentation plus riche en significations. Finalement, s’imaginer veut dire se souvenir ». Ceci fut la conclusion à partir de laquelle je commençai à écrire de la prose, une prose pour laquelle l’important est de raconter non pas des événements, mais des obsessions ; une prose dont l’authenticité ne réside pas dans l’habileté à copier la réalité, mais dans l’obstination à lui donner un sens.
Quand je suis passée de la nouvelle fantastique au roman, ce sens, avant même de prendre naissance dans le livre, a pris naissance dans la décision de transcrire une réalité difficile à supporter : je n’avais pas le droit de publier, une voiture stationnait devant notre maison, le téléphone ne fonctionnait pas, à l’exception des moments où des voix inconnues proféraient des insultes ou des menaces, le courrier n’arrivait plus, on lançait contre moi des rumeurs absurdes destinées à m’isoler, j’étais tracassée avec subtilité et ingéniosité. Dans ces conditions, l’existence du roman en cours d’écriture transformait ce qui m’arrivait en matière première pour ce que j’allais écrire et, de cette façon, lui donnait un sens. Bien davantage, plus ce qui m’arrivait était difficile à vivre, plus c’était intéressant à écrire et même plus supportable. Je suis persuadée que, si j’ai résisté psychologiquement à cette période, c’est parce qu’ainsi,l’aberration de l’histoire se transformait en une figure de style, et l’écriture même – sans pourtant que je m’en rende compte – en une thérapie. La version allemande du roman a été lancée avec ce slogan publicitaire : « Un livre qui m’a sauvé la vie ».
L’écriture en prose m’a donné l’impression non seulement qu’ainsi, je mettais la poésie à l’abri de la réalité, mais que je me défendais moi-même de cette réalité, en l’enfermant dans le livre. Cependant il y a aussi un autre motif, d’une toute autre nature, qui m’a déterminée à écrire en prose.
Des vers, je n’en ai jamais écrit quand je l’ai voulu. Jamais je n’ai pris un crayon et un papier en me décidant à écrire un poème. Il y a eu dans ma vie des périodes où j’ai écrit comme en transe, sans savoir une minute à l’avance ce que j’allais écrire, des périodes de plénitude presque miraculeuse, de bonheur presque violent, qui se terminaient toujours brusquement avec le sentiment qu’elles ne se répéteraient jamais, que ceci était tout ce qui m’avait été donné, que – oui – devant moi, sur le papier, se trouvait tout ce que je contenais sans le savoir, toute ma substance, et que je ne serais plus capable de la régénérer. Et je m’habituais à vivre avec cette absence d’espérance colorée de façon contradictoire par le souvenir de l’explosion, de moins en moins vraisemblable, et dont seules les pages subsistantes m’empêchaient de douter de l’existence. Mais était-ce vraiment moi, l’auteur de ces pages, à partir du moment où je ne m’’expliquais pas de quelle façon elles étaient nées, et si j’étais incapable d’’en imaginer d’’autres ?
Et puis, tout à coup, sans rien me demander, une nouvelle avalanche de mots et de visions inondait tout avec un bonheur que je n’avais plus cru possible et qui, au bout d’un moment, cessait aussi brusquement qu’il avait commencé. Et ainsi de suite. Mais, étrangement, la répétition, dans le passé, de ces flux et reflux, n’était pas capable d’atténuer ma résignation ni de me donner la certitude qu’ils se répéteraient dans le futur, tout comme les hommes primitifs n’étaient pas capables de déduire, de la répétition des saisons, l’absurdité de la panique qui s’emparait d’eux, l’hiver, à l’idée que le printemps ne reviendrait plus.
Il était évident que je dépendais de forces sur lesquelles je ne pouvais exercer aucune influence et, même si j’étais fière qu’elles m’eussent choisie comme sujet et comme matière première pour le fonctionnement de leurs mécanismes merveilleux, je me sentais humiliée. Et je rêvais de devenir écrivain. Car, si être poète est un destin, une chance ou une malédiction, être écrivain est une profession. Être écrivain professionnel est une qualification, être poète professionnel est un non-sens. Et pour moi, être écrivain professionnel signifie s’asseoir devant sa table de travail, écrire pendant des heures jusqu’à sentir que la main qui écrit et que la colonne vertébrale qui vous soutient sur votre chaise sont trop fatiguées pour se soumettre au cerveau de plus en plus effervescent. Et alors on s’arrête et on s’endort, et, le lendemain matin, on s’assied avec une énorme tasse de café devant les pages, on lit les dernières lignes écrites la veille et on continue, conscient du fait que tout dépend de votre volonté et de votre force, et que vous êtes, sans l’ombre d’un doute, le seul auteur de vos pages.
Ceci ne signifie pas que, devenant écrivain professionnel, j’ai cessé d’écrire des vers. Cela n’aurait d’ailleurs pas dépendu de moi. La seule chose qui a dépendu de moi – car tout écrivain professionnel utilise dans le processus de l’écriture son expérience tout entière – c’est ma tentative de transférer à la prose ce que j’ai appris de la poésie : que ce ne sont pas tellement les mots qui importent, mais plutôt leurs ombres, et que les mots qui ont vendu leur âme n’ont plus d’ombre.
Peut-être devrais-je juste ajouter que, après tant d’années pendant lesquelles je n’ai pas écrit que de la poésie, et malgré les échos critiques favorables recueillis par mes livres en prose, ainsi que leurs nombreuses traductions en d’autres langues, presque personne ne me considère comme une prosatrice. Au-delà d’une certaine frustration, il me reste un sentiment de stupéfaction. Je savais – et je croyais être la seule à savoir – qu’être poète et être écrivain sont deux notions extrêmement différentes, presque opposées. Mais je n’avais jamais pensé que, considérées de l’extérieur, elles pourraient être ressenties comme incompatibles. Même si je ne suis pas une prosatrice qui écrit aussi des vers, je suis assurément une poétesse qui écrit aussi de la prose, et cette prose a le droit d’être inscrite et de concourir à armes égales dans toutes les compétitions de la prose, comme si elle avait été écrite par quelqu’un qui est seulement écrivain. Ce qui ne se passe pas ainsi.
Mais peut-être que, tout comme une personne condamnée pour plusieurs chefs d’accusation ne doit purger que la peine la plus lourde, on ne prend en compte que mes pages les plus mystérieuses et les plus difficilement explicables. Peut-être que ceux qui me lisent sentent qu’au-delà des événements, des personnages, des souvenirs et des obsessions détaillés dans mes histoires, il reste toujours quelque chose d’informulé, de non-dit, quelque chose qui peut être assimilé – même si ce n’est pas intentionnel, et plutôt arbitraire – à la poésie. Ce serait la plus belle des possibilités, le signe qu’il existe encore des gens pour qui tout ce qui palpite, comme une inquiétante et invisible auréole, au-dessus des choses, est de la poésie.
Tout comme il existe malheureusement des gens – d’autres et infiniment plus nombreux – qui, devant tout ce qui n’a pas de sens, pas d’utilité, pas d’intérêt et pas de profit, s’exclament avec mépris « C’est de la poésie ! »
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