En 2017 paraissait en édition bilingue Réalisme Total (Totální realismus, 1950), poème d'Egon Bondy traduit du tchèque par Eurydice Antolin. Nous publions ci-dessous la postface de la traductrice, un texte fouillé et éclairant qui présente diverses facettes du poète et le contexte dans lequel ce poème fut écrit.
Pour découvrir l'ouvrage : https://www.blackheraldpress.com/realisme-total
« Avec qui est en effet tout réalisme ? »
Louis Aragon, discours du 25 juin 1935 au Congrès international
des Écrivains pour la Défense de la Culture.
Egon Bondy, pour l’état civil Zbyněk Fišer (1930, Prague - 2007, Bratislava) a été dans un premier temps poète, influencé par Dada et le surréalisme, puis prosateur et essayiste. Il est également auteur d’une histoire de la philosophie en six volumes et a traduit des textes de Christian Morgenstern, Lao-Tseu1[1] et, dans les années 1990, Lawrence Ferlinghetti.
Le poème présenté ici marque la première rupture esthétique et poétique de son œuvre : «(...) il ne s’agit pas d’exprimer [la réalité] seulement par quelques poétisations ou métaphores poétiques, mais il est nécessaire de regarder fréquemment en face cette réalité, sa réelle brutalité, jusqu’à sa bestialité. Le poète se débarrasse de son droit à la métaphore ou à quelque figure poétique que ce soit et dépose l’une après l’autre des seules réalités concrètes2[2]. »
Lorsque ce jeune homme de vingt ans écrit Réalisme total en 1950, le Parti communiste tchécoslovaque est au pouvoir depuis moins de deux ans. Passionné par le surréalisme et le marxisme, passions qu’il partage avec son ami Ivo Vodseďálek (né en 1931), Zbyněk Fišer a quitté le lycée en 1947 et le domicile de son père (officier de l’armée) peu de temps après. C’est à cette période qu’il rencontre Karel Teige[3], Jana Černá[4], Záviš Kalandra[5], puis Bohumil Hrabal[6] et Vladimír Boudník[7]. Il adhère également au Parti communiste, qu’il quittera au début de l’année 1948.
En 1949, Jana Černá et lui ont le projet de fonder une revue surréaliste. Leur collaboration donnera lieu à un recueil collectif dada auquel participeront des auteurs de la jeune génération surréaliste tels que Vratislav Effenberger[8] et Karel Hynek[9]. Le recueil propose des jeux d’écriture typiquement surréalistes, des traductions de Tristan Tzara (par les époux Effenberger) et des textes originaux. Sa grande particularité est que tous les auteurs adoptent des pseudonymes ostensiblement juifs : Elsa Silberstein, Pavel Ungar[10]… Ceci dans un contexte de premier procès politique de type stalinien, aux traits antisémites évidents. Le recueil est intitulé : Liste de noms juifs[11]. C’est à partir de là que Zbyněk Fišer adopte le nom d’auteur qu’il conservera jusqu’à la postérité : Egon Bondy. C’est également à l’issue de ce premier procès politique, dit par les historiens « procès Milada Horaková », que Kalandra est exécuté en juin 1950.
La publication des Noms juifs en samizdat, c’est-à-dire en auto-édition artisanale et clandestine, marque le début d’une œuvre littéraire hors normes et d’une légende vivante alimentée par Bondy lui-même, mais aussi par Bohumil Hrabal.
La revue surréaliste dont Černá et Bondy rêvaient n’a pas vu le jour faute de moyens matériels, peut-être aussi en partie à cause du remariage de Jana Černá. Egon Bondy et Ivo Vodseďálek fondent alors une maison d’édition samizdat baptisée Collection Minuit (Edice Půlnoc). Ils publieront quarante-quatre titres entre 1950 et 1955. Certains semblent aujourd’hui irrémédiablement perdus. À la même époque et de façon indépendante, Ivo Vodseďálek, qui est déjà l’auteur d’un recueil surréaliste[12], apporte sa « poésie navrante[13] ».
Réalisme total est rédigé entre octobre et décembre 1950, puis publié en février 1951 comme cinquième titre de la Collection Minuit. Le poème prend le contre-pied du réalisme socialiste qui est en train de déferler sur la poésie tchèque comme par l’effet d’un rouleau compresseur mené par la main sûre et musclée d’un ouvrier de choc. Le réalisme que Bondy veut poser devant le lecteur n’est pas idéologique, mais total. Le sous-titre initial de ce recueil, Ich und Es, est en langue allemande, pratique courante à cette époque chez Bondy qui est en train de traduire Christian Morgenstern : Ich (pour le sujet lyrique) und Es (pour la réalité extérieure).
Les clichés les plus fréquents de la poésie réaliste socialiste sont présents dans le texte de Bondy. Pour exemple, citons avec Gertraude Zand[14] ces vers de Pavel Kohout[15] : « Vers l’horizon, depuis le château de Prague / regarde Gottwald[16] notre camarade », mis en parallèle avec la strophe xii de la présente édition : « Assis dans ma cellule / j’observe l’affiche / fixée sur le mur d’en face ».
Par la suite, la Collection Minuit publiera, entre autres, les textes de Honza Krejcarová (alias Jana Černá)[17] ainsi qu’un recueil de jeunesse de Bohumil Hrabal intitulé Qu’est-ce que la poésie ? qui comprend aussi l’un des premiers textes dans lequel Hrabal fait apparaître Bondy comme personnage littéraire, lui apposant l’épithète de Jesuskind(Enfant Jésus ou petit Jésus) :
Sur le quai est passé un tramway
Egon Bondy, petit Jésus, me dit :
Regardez attentivement, il semblerait
que sur le quai passe un tramway !
Et moi, courtois, de sourire.
Nous marchions sous les acacias en fleurs
Egon Bondy me planta les ongles dans la peau
et dit : ça alors !
Il semblerait que nous marchions
sous des acacias en fleurs !
Et moi je cessai de sourire[18]
Hrabal s’est aussi réclamé du réalisme total pour certains de ses textes, le plus connu étant la prose total-réaliste Jarmilka – Dokument[19], composée en 1952. Dans les romans de Hrabal, Bondy est devenu un personnage omniprésent, le plus souvent introduit par l’épithète « mon ami le poète Egon Bondy ».
Bondy devient aussi la figure tutélaire de l’underground tchèque dans les années 1970 lorsque bon nombre de ses textes sont repris par le groupe de musique « Bigbeat » The Plastic People of the Universe. Un de leurs albums lui est consacré sous le titre Egon Bondy’s Happy Heart Club Banned. Certains de ses textes sont également mis en musique jusqu’à nos jours par d’autres musiciens tchèques héritiers du Bigbeat et proches de la musique expérimentale (Čvachtavý Lachtan, Tomáš Vtipíl).
Egon Bondy a mené une vie de vagabondage et de trafics, entretenant une relation aussi sexuelle qu’intellectuelle avec Jana Černá. Il reste aujourd’hui encore l’un des personnages marginaux et provocateurs de la littérature tchèque et sa figure évoque aisément celle d’un auteur beatnik[20]. Il a cependant vécu sa vie littéraire post-surréaliste indépendamment de tout mouvement existant. Son écriture se développe majoritairement en prose à partir des années 1960. Après la séparation du pays en République tchèque et Slovaquie, il décide de « s’exiler » à Bratislava où il meurt en 2007, ayant mis le feu à son lit en fumant. Il avait déjà préparé son épitaphe :
Na život i na smrt se vyser
Tady leží Zbyněk Fišer
Sur la vie comme la mort chie
Zbyněk Fišer ci-gît
Eurydice Antolin
[1] En collaboration avec Marina Čarnogurská. [2] Egon Bondy, « Le réalisme total est une méthode... », Revue Tvorba n° 44, Prague, 1990. [3] Karel Teige (1900-1951), artiste, auteur et critique, proche des surréalistes français, chef de file et maître à penser de l’avant-garde tchèque dans les années 1920. [4] Jana Černá (alias Honza Krejcarová, 1928-1981), fille de la journaliste et traductrice Milena Jesenská et de l’architecte d’avant-garde Jaromír Krejcar. [5] Záviš Kalandra (1902-1950), historien, journaliste, critique d’art, écrivain. Membre des surréalistes tchèques et connaisseur des écrits de Schopenhauer et de Freud, il est l’auteur d’une somme scientifique en deux volumes intitulée Paganisme tchèque, dans laquelle il confronte les faits historiques et les découvertes archéologiques à la mythologie populaire tchèque développée au XIXe siècle, pendant l’Éveil national. C’est lui qui aurait fait découvrir les idées de Trotsky à Egon Bondy. Il est exécuté pour « complot trotskyste » en 1950 à l’issue du premier grand procès-spectacle de type stalinien en Tchécoslovaquie. [6] Bohumil Hrabal (1914-1997), célèbre auteur de proses et de cut-up, de notoriété internationale, probablement l’un des auteurs tchèques les plus traduits en français. Il considérait Bondy comme l’une de ses personnes de confiance sur le plan esthétique, qui devait obligatoirement approuver ses textes. Bondy est également devenu un personnage récurrent de ses proses sous l’épithète « mon ami le poète Egon Bondy ».Voir Les Noces dans la maison (traduction de Claudia Ancelot, Seuil, 1990), Tendre Barbare(traduction de Marianne Canavaggio, Maren Sell, 1988) et Ballades sanglantes et légendes (traduction de Xavier Galmiche, L’Esprit des péninsules, 2004). [7] Vladimír Boudník (1924-1968), artiste, graveur, fondateur de la gravure explosionniste ou explosionnaliste. C’est lui, le « tendre barbare » de Bohumil Hrabal. [8] Vratislav Effenberger (1923-1986), poète surréaliste, auteur d’essais sur Henri Rousseau, sur le surréalisme, les arts plastiques, proche des milieux cinématographiques. [9] Karel Hynek (1925-1953) Poète surréaliste versé dans l’art du canular. [10] Fait remarquable : Ungar est le nom d’un ami de Záviš Kalandra ; précisément celui chez qui il a été arrêté avant le procès lors duquel il sera condamné. [11] Židovská jmena, samizdat, collectif, 1949. [12] Oedipova břitva (Le Rasoir d’Œdipe), 1949. [13] Trapná Poesie, Edice Půlnoc, 1951. [14] Gertraude Zand, Totaler Realismus und Peinliche Poesie – Tschechische Untergrund-literatur 1948-1953, Peter Lang GmbH, Francfort, 1998. Ici, je cite et traduis la p. 106 de l’édition tchèque (Host, 2002). [15] L’un des auteurs tchèques les plus importants, Kohout signe à la fin des années 1940 et au début des années 1950 des textes réalistes socialistes. À partir du Printemsp de Prague, il s’opposera au régime en place, puis signera la Charte 77, ce qui lui vaudra d’être expulsé vers l’Autriche. [16] Klement Gottwald (1896-1953), stalinien convaincu, premier président de la Tchécoslovaquie communiste, de 1948 à sa mort qui survient peu après les obsèques de Staline. [17] Jana Černá, Pas dans le cul aujourd’hui, traduction de Barbora Faure, La contre-allée, 2014. D’autres titres comme Dans le jardin de mon père (V zahradě otce mého) ou Clarissa sont à ce jour inédits en français. [18] Bohumil Hrabal, Totalní realismus ? in Co to je poesie ? Edice Půlnoc, février 1952. [19] Jarmilka, traduction de Benoît Meunier et Jean-Gaspard Páleniček, L’Esprit des péninsules, Paris, 2004. [20] La littérature de la génération beat américaine n’entre en contact avec la culture tchèque qu’à partir de 1959, date à laquelle Jan Zábrana traduit une partie de Howl d’Allen Ginsberg. La visite très remarquée, en 1965, d’Allen Ginsberg à Prague, d’où il sera expulsé après y avoir atterri involontairement suite à son expulsion de Cuba, montre qu’il a à cette époque un public et que certains jeunes poètes se considèrent alors comme des beatniks tchèques.
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